Ma bipolarité, par Lynn Langlois
Reportage tiré du site bloomemagazine.com. texte Lynn Langlois Photo Vidar Kristiansen
Lynn Langlois, l’auteure de Ma vie est une série Bip, vit depuis plus de 30 ans avec la bipolarité de type 2. Elle se raconte.
Mon livre, c’est une sortie de placard que j’assume pleinement. Je suis une bipolaire de type 2. On a du mal à comprendre la maladie mentale, en grande partie parce que c’est un handicap invisible. Il y a une anomalie dans mon cerveau qui induit des changements d’humeur sans corrélation directe avec la réalité que je vis. Changement d’humeur comme états d’âme puisque je garde le même tempérament. Je considère maintenant ma maladie comme s’il me manquait une jambe ou deux et que je devais organiser ma vie en fonction de ça – pas le choix.
Toutefois, les limites engendrées par, disons, cette infirmité ne sont pas apparentes ni claires pour moi ni pour les autres, y compris pour les spécialistes de la santé mentale, car ce n’est pas comme se déplacer en fauteuil roulant. On pardonnera plus facilement l’impatience, l’irritabilité, le désespoir ou la peine à une personne en fauteuil roulant qui se bute à un escalier – plus possible d’avancer – qu’à une personne incapable de se calmer, agitée, ou dépressive qui n’est plus capable d’avancer à cause d’une cyclothymie qu’elle ne contrôle pas. Elle est dépossédée de ses moyens. Possédée. C’est comme ça pour moi: «Ben voyons Lynn! Calme-toi! Remue-toi! Persiste! Vois comme c’est beau! Y a pas de raisons!»
Jusqu’à ce que, finalement, j’en vienne à reconnaître que je n’ai pas le choix de vivre ma vie en fonction et à l’ombre de cette maladie. Que je n’ai aucune prise sur ses retournements d’humeur, mais que je peux les vivre avec une grande lucidité. Que ces états d’âme auront toujours une incidence sur les autres aspects de ma personne et que je devrai toujours prendre soin de ma santé mentale pour m’accommoder avec la bipolarité.
J’ai raté trois suicides.
Ma maladie est incurable. Cela fait 30 ans, en 1989, que j’ai reçu mon diagnostic de psychose maniaco-dépressive (PMD2) qui, depuis, s’est métamorphosée en maladie bipolaire affective type 2 (MBA2), puis en trouble bipolaire type 2 (TBA2). Le 2 persiste. Je suis atteinte d’une cyclothymie rapide et sévère avec dépression mixte. J’étais déjà malade avant le diagnostic, mais je ne le savais pas. Je fonctionnais très bien, sauf pendant certaines périodes où un accablement intense venu de nulle part s’abattait sur moi. J’allais voir les médecins qui me prescrivaient des calmants que je ne consommais pas. Je ne tolère pas l’état de sédation. Puis, ces phases de torpeur disparaissaient d’elles-mêmes jusqu’à ce qu’elles deviennent de plus en plus longues, lourdes et perturbantes.
J’ai raté trois suicides. La première fois, j’avais 24 ans. J’ai passé un vingt-quatre heures aux soins intensifs. Puis, la psychiatre m’a retournée à la maison avec un congé maladie de deux semaines et en me suggérant fortement de regarder la télévision. Elle ne voulait pas poser de diagnostic, car, en 1988 comme en 2019, il était préférable de ne pas entrer en psychiatrie. Ainsi mon acte sera considéré comme une erreur de jeunesse. Pas folle, j’ai décidé de consulter.
Pourtant, à 26 ans, même si je suis sous lithium, je veux encore en finir avec la vie. Je serai internée, cure fermée de trois mois. À partir de là, avec l’aide de psychotropes, suivis psychiatriques et psychologiques, je me suis mise sous haute surveillance afin de ne pas être dangereuse pour autrui. Je me méfiais de moi.
J’ai écrit mon livre pour raconter mon cheminement dans les dédales du monde psychiatrique avec comme objectif de démystifier la maladie mentale. Les mots, c’est important. Ma maladie a changé de nom à plusieurs reprises et si on est passé à psychose, à maladie, puis à trouble, c’est parce que les chercheurs sont incapables de mettre le doigt sur l’origine du mal. Donc, ce ne peut pas être une maladie et il n’y a toujours pas de traitement curatif. Pourtant, la bipolarité existe depuis que le monde est monde et le taux de suicide chez les bipolaires reste sensiblement le même. Pour compliquer les choses, l’OMS (Organisation mondiale de la santé) a décidé de parler de «santé mentale» plutôt que de «psychiatrie» avec la prétention de déstigmatiser la maladie, ce qui a engendré une confusion et banalisé la maladie mentale.
Avant. Après.
La maladie mentale est brusquement arrivée dans ma vie, en 1978, avec le suicide de mon père, un homme adorable que j’adorais. Il avait 34 ans. J’avais 14 ans. Cela fait 40 ans. Tout allait bien dans sa vie. Il était DG de la petite commission scolaire de la région, venait d’obtenir une promotion, était un sportif, ne fumait pas, ne buvait pas. Sa maxime devenue la mienne, «Un esprit sain dans un corps sain». Il avait bonne réputation et était apprécié de sa communauté. De plus, il consultait un psychologue et prenait des antidépresseurs. Aucune raison apparente ne justifiait son suicide. En ce temps, «dépression», «psychiatrie», «maladie mentale» étaient tabou, à ne pas prononcer. Les «fous» étaient enfermés à l’hôpital psychiatrique. Invisibles, cachés. Le suicide était considéré comme un acte sacrilège par la religion catholique qui était omniprésente et omnipotente, même si son déclin était amorcé.
Papa s’est suicidé. Sa petite sœur, une infirmière en psychiatrie, s’est suicidée deux ans avant. Leur mère, ma grand-mère, a été traitée toute sa vie aux Valiums et aux électrochocs pour passer à travers, avec l’aide de sa religion. À l’époque, on parlait de maladie nerveuse. Mon petit frère, lui, s’est suicidé en 2007. Et ma sœur est maniaco-dépressive de type 1 sans phase dépressive. La maladie mentale fait partie de notre vie. C’est comme pour les familles de cardiaques, elle est inscrite dans notre code génétique. On est porteurs de la maladie, mais ça prend un choc – concept de déclencheur – pour qu’elle arrive et s’installe.
On arrive donc au traumatisme. Il peut s’agir d’un choc émotif très intense ou d’un événement traumatisant comme un accident de voiture, ta maison qui brûle, un viol ou, en ce qui me concerne, le suicide de mon père, pour que le processus se déclenche. Et là, c’est irrévocable, la maladie est installée. Il y a ma vie avant, beaucoup plus lumineuse, et ma vie après, où tout est devenu plus dur. C’est après que je suis entrée dans un cycle: dépression, hypomanie, dépression, hypomanie. Avec des plages plus «normales». Oui, avec des guillemets.
Ma famille d’origine a explosé avec le suicide de mon père. Je suis devenue malade, mais personne ne s’en doutait. J’étais continuellement en état d’alerte, prête à réceptionner le danger qui pouvait arriver n’importe quand et de n’importe où. J’ai quitté cette famille à l’âge de 16 ans. Plus jamais je n’ai eu de place à la maison.
Le bip
Ma maladie, c’est la bipolarité de type 2. Par type 2, on entend que je n’ai pas de périodes de manie franche, que je n’ai pas de psychoses qui me font décoller de la planète, qui m’incitent à dépenser tout mon argent ou à me promener toute nue dans la rue à -10 avec un sentiment d’invincibilité. Ça, c’est le type 1. L’hypomanie se situe juste en dessous de la manie. Il y a des périodes où je suis fonctionnelle, efficace, éveillée, enjouée, où je suis une employée modèle qui donne plus qu’on ne lui demande et qu’on veut garder en poste. Et il y a d’autres moments où je tombe dans la dépression qui peut être majeure, qui peut devenir psychotique.
Chaque bipolaire a son cycle. Entre les périodes «normales» et les périodes dépressives, mon cycle est court. Chez moi, une récurrence s’est installée. Chaque année, au printemps, je suis dépressive. Est-ce que c’est dû à l’alignement des étoiles, à l’influence des solstices, au fait que je sois toujours très active en automne? C’est entre septembre et décembre que mon hypomanie s’installe et s’amplifie. Après, il y a un déclin qui s’accentue avec le temps. En mars, avril, mai, je suis out. Par la suite, je commence doucement à aller mieux. Je n’ai pas de période neutre. Il y a des moments où les contrariétés ne m’atteignent pas, d’autres où tout m’affecte en négatif. Et il y a un lien direct entre les deux états: plus je suis hypo, plus je serai dépressive.
Pourtant, mes deux premières tentatives de suicide ont eu lieu à l’automne. J’étais sous l’emprise de dépressions mixtes. En ces périodes, les symptômes dépressifs s’enchevêtrent à des symptômes maniaques. Je suis d’humeur noire, triste, et ralentie d’un point de vue moteur tout en subissant une accélération de la pensée. Je deviens très agitée et anxieuse. Je suis prête à me scier la jambe pour me sortir du piège. En finir avec la vie. Le suicide n’est pas une exclusivité à la dépression.
En hypomanie, je n’ai pas envie de manger ni de dormir et je dois être très disciplinée pour régulariser mon activité et ne pas me défoncer. En dépression, je dois faire des efforts pour me réactiver et retrouver la joie de vivre. Le stress est tout le temps là que la source soit positive ou négative. Je suis à fleur de peau. Quand je suis en hypomanie, je le prends bien. Toutefois, mon corps s’épuise et, mon mécanisme de régulation du stress étant détraqué, le cool down ne se fait pas naturellement. Quand je suis en dépression, c’est différent.
J’ai pris du lithium religieusement pendant 17 ans quand j’étais enseignante. Malgré cela, je frappais le mur, dépression, à tous les printemps. J’ai effectué des ajustements pour le travail et les activités, mis en place des stratégies, des accommodements afin de pouvoir conjuguer avec ma bipolarité. Aussi, avec un suivi psychiatrique, la prise de médicaments et les hospitalisations, j’ai fonctionné comme si je n’étais pas en fauteuil roulant. Et puis en raison d’un problème d’insuffisance rénale, un effet secondaire du lithium, j’ai dû arrêter la prise de ce stabilisateur d’humeur. Je suis tombée en invalidité en 2007. La maladie m’a enlevé mon travail. Acceptation. Alors, l’expérimentation pilulographique – essais-erreurs – des plus harassantes à la recherche d’un stabilisateur d’humeur efficace a commencé.
L’environnement
En 2009, je me suicide et je rate mon coup. J’avais perdu espoir en la médecine psychiatrique, le dieu qui vous en fait voir de toutes les couleurs. J’ai été internée pour trois mois en cure fermée. En sortant de l’hôpital, j’ai décidé que je ne retournerais plus à l’hôpital et que je ne me suiciderais plus parce que je n’étais pas douée pour me mettre à mort. Ce qui ne veut pas dire que l’envie d’en finir avec la vie ne me tarabuste plus. Ça fait partie de la maladie.
Travailler sur soi, c’est aussi changer son environnement, l’adapter à nos besoins. Avec mes enfants, mon mari, les amis, ma grande maison à Montréal était devenue une gare très occupée, où il y a toujours du monde et de l’action. Si on ajoute à cela qu’elle est immense et que je ne viens jamais à bout d’en prendre soin, il en résulte une surcharge mentale que je ne suis pas capable de gérer. Parce que j’accumule le stress au point où je tombe, et parce que je n’arrive pas à faire mon cool down naturellement – je suis comme une machine qu’on crinque et qui ne peut pas s’arrêter – la maison est, au fil du temps, devenue un environnement anxiogène pour moi.
En médecine psychiatrique, ce qui est le plus bénéfique pour moi, c’est le retrait du trafic et la prise en charge par le milieu hospitalier. L’absence de stimuli excessifs me permet de rester un peu plus maître de moi-même. J’ai donc pris la décision, avec le support de mon conjoint et de mes enfants, de m’enlever de la vive agitation de Montréal et d’aller vivre dans un endroit tranquille à la campagne. Moi, une personne de la ville! En étant isolée la semaine dans ma petite maison à moi, que j’occupe avec ma chatte, je peux m’arrêter quand j’en ressens le besoin et faire mon cool down quand je veux. La solitude est bénéfique pour ma maladie mentale: je peux être folle toute seule, vivre à mon rythme, manger quand je veux. Pour moi, ça fonctionne bien. Je m’entends assez bien avec moi-même. Mais, je ne peux pas et ne veux pas vivre seule tout le temps!
La famille. Le tableau.
Je retourne tous les week-ends à la maison, quand tout devient calme, même la ville. J’ai mon bénévolat le vendredi, je retrouve mon mari, ma famille.
J’ai trois fils de 21, 23 et 29 ans et le même conjoint depuis 33 ans. Du côté familial, tout va bien, tout est stable. Ma vie est comme un tableau magnifique qui ne change pas. C’est mon état mental qui va influencer la façon dont je perçois le tableau et la façon dont je vis ce qui se passe dans le tableau.
Mes garçons vont bien. Ils ont des problèmes de santé mentale un peu comme tout le monde, doivent aménager leur vie et s’ajuster pour être bien avec eux-mêmes et avec les autres. Ils sont plus sujets à la dépression que la moyenne, mais, comme je les ai toujours sensibilisés à ma fragilité et à celle de ma famille, ils ne font pas exprès pour se mettre les pieds dans les plats. Le plus vieux et le deuxième ont fait des dépressions, mais rien de catastrophique. Nous sommes intervenus rapidement, nous n’avons pas dramatisé ni exacerbé le problème. Nous sommes présents comme parents, mais nous les laissons voler de leurs propres ailes. Ils ont réglé ça à leur façon, en organisant leur vie en conséquence.
Mon aîné, qui a fait son droit, a été repêché par une grosse firme de Toronto à 21 ans. Après une année de ce travail laborieux au rythme effréné, il en a eu assez. Il a démissionné, a pris six mois pour se retrouver, a fait une maîtrise en droit du divertissement, puis un court métrage sur la dépression, The Rules, qui a été présenté à Cannes. Il a dû faire des sacrifices financiers pour se faire du bien et faire du bien aux autres. Mon deuxième fils veut sauver sa mère. Il a fait des études en neurosciences, puis une maîtrise en philosophie de la médecine où il approfondit des questions éthiques en psychiatrie. Il fait maintenant partie d’une start-up en intelligence artificielle, AIfred Health. Mon bébé, qui a 21 ans, est encore à la maison et il étudie en génie informatique. Il est sujet à l’anxiété et a un léger déficit d’attention qu’il contrôle en mettant en place des stratégies non médicamenteuses.
Mes enfants. C’est grâce à eux que je suis là et que je reste. C’est aussi grâce à l’allégeance et à la sollicitude de mon conjoint. Ils ne me laissent pas tomber, même lorsque ça va mal. Ma bipolarité a mis à l’épreuve leurs capacités d’adaptation et leur entendement. Ils m’aiment. Ma stabilité, c’est ma famille.
Bilan
La maladie mentale, c’est un défi que la vie t’envoie. Un peu comme un accident de voiture qui te paralyse. Tu peux décider de te laisser aller. Tu peux décider de te relever et de t’organiser pour t’en sortir. Toutefois, puisque l’aide appropriée pour soutenir ce type de malade dont le cerveau est brisé n’existe pas vraiment, il faudra doublement s’accrocher. La médication reste bancale et a des incidences métaboliques incroyables. Je vois ça comme un handicap à surmonter. J’ai à me mettre en mode construction et à favoriser mon bien-être. Depuis l’instauration de mon mode de vie «campagne en semaine», je ne me suis pas fait hospitaliser. Cela fera bientôt 9 ans!
Ce qui est certain, c’est que la maladie mentale ne change pas qui tu es, au fond. Si tu as une personnalité X, tu vas demeurer une personne X. Et si tu ne fais pas de démarches dans ta vie, si tu n’essaies pas de t’améliorer, si tu as un sale caractère, tu vas devenir une personne bipolaire qui a un sale caractère.
Le choix nous appartient toujours.
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Ce texte est tiré de Bloome Magazine.
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