Je suis submergée, pas vous? par Marie-Claude Élie-Morin

Texte Marie-Claude Élie-Morin   photo Chad Madden

Je ne sais pas si c’est la petite baisse de luminosité, les premiers signes de l’automne ou mon état personnel d’écoeurantite parfois avancée, mais je me sens dépassée, souvent. Pas vous ?



En fait le mot que je cherche c’est plutôt submergée.

Le plus proche équivalent du overwhelmed Anglais.

Submergée par mes fils d’actualités, les faux débats et les crisettes quotidiennes sur les réseaux. Submergée par les vedettes qui ont dit ceci ou fait cela. Par les chroniqueurs qui s’indignent. Par les océans remplis de plastique. Par Trump qui ne cesse d’effriter ma foi en l’humanité.

Submergée par le junk mail incessant qui encombre ma boîte courriel et qui me manipule à qui mieux-mieux pour que j’aille acheter en ligne des chaussures, un parka, des coussins décoratifs ou des livres de recettes à 30% de rabais seulement aujourd’hui. Submergée par les pubs qui ne cessent de me bombarder quand je visite différents sites pour me rappeler que je n’ai pas encore acheté la fichue paire de bottillons imperméables que j’ai passé une heure à magasiner trois jours plus tôt.

Submergée même parfois par les textos et notifications Messenger de tous ces gens que j’aime et qui m’écrivent pour prendre des nouvelles, dire allo, proposer un souper ou me parler de leur dernière rencontre sur Tinder. J’ai mauvaise réputation dans mon cercle amical et familial. Je suis celle qui ne répond jamais aux textos. En effet, ça m’arrive d’oublier mon téléphone en mode silencieux dans le fond de mon sac pendant plusieurs heures. Parfois cet « oubli » est aussi une auto-défense mentale devant un torrent de trucs qui sollicitent constamment mon attention.

Depuis un an j’ai dû prendre un certain recul face aux réseaux sociaux, parce que je me rendais compte qu’il s’agissait d’un vortex pernicieux dans lequel j’engouffrais des heures. Des heures vides et narcissiques, qui me laissaient encore plus vidée.

Parce qu’on a beau tous savoir que ce qui est affiché sur Instagram et Facebook est, au mieux, une version embellie et filtrée de la réalité, et au pire, de la supercherie pure, on tombe quand même dans le panneau. En tout cas, moi je tombe dedans. C’est plus fort que moi.

Je vous regarde aller : vous faites du yoga chaud, vous mangez de la pizza à Naples, vous êtes des nomades numériques incroyablement disciplinés qui travaillez dans les plus beaux cafés du monde, vous êtes véganes et vous cuisinez divinement bien, vous sortez d’un shooting photo, vous développez des projets, vous écrivez des romans, vous décrochez des contrats, vous achetez des maisons, vos enfants sont adorablement désorganisés et vous êtes de jeunes parents juste-assez-à-boutte pour que ce soit drôle et sympathique. Vous faites même des jokes ironiques sur le « vindredi ». Tout ça avec le sourcil bien dessiné, le cheveux lisse, le vêtement bien choisi, le bon éclairage et le joli décor en arrière-plan.

J’ai l’impression que vous courez le marathon en chantant du Aznavour, pendant que je me débats avec mes pointes fourchues et mon angoisse existentielle, en pantalons mous. Je me sens grosse mais je ne fais pas le poids.

Pour emprunter l’expression de Fanny Britt, j’implose fréquemment de dissonance cognitive.

Je voudrais, moi aussi, avoir un fil Instagram savamment manucuré mais je n’ai pas le bon kit ni l’énergie de prendre 22 selfies pour publier le meilleur. J’oublie de photographier ma tarte aux pêches qui sort du four avant de la manger. Même pas l’énergie pour trouver une phrase cute à mettre sous une photo de mon chien. Pourtant, les photos d’animaux, guys, ça marche à fond.

Alors je décroche, je me débranche, je choisis d’ignorer pour quelques heures ou quelques jours les petites pastilles rouges agressantes qui me rappellent que j’ai 14, 56 ou 232 nouvelles notifications.

Mais c’est immanquable, au bout de quelques jours, une autre angoisse s’invite sournoisement dans mes pensées.

L’impression de ne pas exister.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : un besoin d’exister, d’appartenir, d’être important aux yeux de nos semblables. C’est précisément cette vulnérabilité sur laquelle s’est bâtie toute l’industrie des réseaux sociaux. Les milliards de publications envoyées à travers la planète depuis nos portables chaque jour ne cessent de poser les mêmes questions ;

Me trouvez-vous belle ?
Me trouvez-vous intéressant ?
Me trouvez-vous drôle ?
Trouvez-vous ma vie correcte ?
Admirez-vous mes accomplissements/mes talents/ma discipline ?
Suis-je importante ?

Certaines personnes ont besoin de plus de renforcement externe que d’autres. Y’a rien d’intrinsèquement mal là-dedans, même si certaines quêtes d’attention peuvent nous tomber sur les nerfs. Nous sommes des bibittes en quête d’amour, après tout.

On pourrait aussi se dire de manière assez simpliste que les réseaux sociaux sont simplement une nouvelle forme de divertissement, comme le cinéma ou la télé, et se rappeler qu’il ne faut pas confondre leur contenu avec la réalité.

Sauf que voilà : des entreprises privées ont en quelque sorte « hijacké » notre besoin de renforcement positif et développé des technologies qui sollicitent les centres de récompense dans le cerveau et les réflexes de réciprocité sociale, pour accaparer notre attention.

Certaines études rapportent que l’individu moyen consulte son téléphone 150 fois par jour.

Apple a introduit l’an dernier une nouvelle option sur l’iPhone qui nous indique le temps passé quotidiennement sur chacune de nos applications. On commence à se rendre compte de la quantité hallucinante de temps qu’on passe sur nos écrans.

En 2017, j’ai interviewé Tristan Harris, le fondateur de Time Well Spent. Expert du design technologique, il connait tous les trucs pour faire en sorte qu’un appareil ou une application soit irrésistible au point qu’on s’y perde pendant des heures. Mais après avoir vendu sa propre startup à Google, il s’est mis à militer en faveur d’une plus grande éthique en design des technologies. « Le temps est une denrée importante dans la vie des gens. » répète-t-il dans les conférences qu’il prononce à travers le monde. Peut-être la denrée la plus importante qu’on possède, en effet. Mais ce temps – qu’on pourrait occuper par des activités plus satisfaisantes à long terme que de scroller dans Instagram pendant des heures- nous est de plus en plus dérobé.

Nos portables et les applications qu’ils contiennent se sont transformés en machines à sous miniatures et hautement addictives qu’on tient en permanence dans nos poches.

Les pastilles de notifications sont rouges, pour susciter un sentiment d’urgence. Les vidéos en mode autoplay se succèdent une à la suite de l’autre, ce qui nous fait perdre la notion du temps. Nos messages sont marqués « lu », donc on attend une réponse et on se sent obligé de répondre immédiatement, ce qui nous déconcentre. Tirer l’écran vers le bas pour rafraîchir les courriels, faire défiler les fils d’actualités sur Facebook ou Twitter, balayer vers la gauche ou droite sur Tinder, sont toutes des fonctionnalités expressément pensées par des designers pour nous donner l’impression de jouer pour obtenir des récompenses (un nouveau message, un like, un match). Comme ces récompenses sont aléatoires (difficile de prévoir ce qui récoltera un maximum de réactions), elles sont hautement désirables.

Ces technologies font un usage prédateur de nos vulnérabilités et il faut beaucoup plus que de la volonté personnelle pour y résister.

C’est pour ça qu’on parle maintenant d’une industrie de l’attention.

Il y a beaucoup de pistes de solutions pour encadrer le design technologique (et bientôt l’usage de plus en plus étendu de l’intelligence artificielle). Fondamentalement il faut commencer par reconnaître que les intérêts de l’industrie de l’attention et nos désirs pour une vie équilibrée, saine et heureuse ne sont pas forcément compatibles. Un serment d’Hippocrate ou un code de déontologie pour les designers en technologie serait un bon point de départ.

D’autre part, je pense qu’on a des questions difficiles à se poser. Je n’ai pas encore les réponses, mais j’amorce la réflexion et j’ai le goût qu’on en discute.

Quand on partage du contenu, quelle est la motivation derrière ? De quoi a-t-on besoin à ce moment-là ?
Comment ces technologies nous font-elles sentir ? Nourris ou plus affamés encore ?
Comment protéger sa santé mentale sans aller vivre sous une roche ?
Comment peut-on aborder ces enjeux éthiques cruciaux avec les enfants et les ados et leur inculquer un sens critique par rapport à ce qui est véhiculé sur les réseaux ?

Sachant que nous avons tous un temps limité sur Terre, comment faire pour éviter que ce précieux temps soit submergé par des choses qui ne sont pas importantes ou qui ne contribuent pas à notre bien-être ?

Sur ce, je vais retourner dans ma grotte sans wi-fi. Mais vous êtes mieux de liker cet article sur Facebook, là. 🙂

__

Marie-Claude Élie-Morin est l’auteure de La dictature du bonheur (VLB Éditeur). Quand elle ne travaille pas sur des documentaires pour la télévision, elle fait des chroniques et tient le blogue Namaste Whatever, où ce texte est paru à l’origine.
Pour la suivre:
Facebook: @namastewhatever
namasterwhatever.com

 

Partager: