Au seuil du presbytère, par Claudia Larochelle

par Claudia Larochelle



« Tout le passé est nécessaire pour aimer le présent. » Cette phrase d’Annie Ernaux me réconcilie avec la quarantaine que j’amorcerai dans quelques jours. Cette écrivaine française de 77 ans me fait comprendre un peu mieux le monde, saisir ses zones d’ombre, les éclairer enfin de quelques réponses. D’autres grandes me font cet effet. En les voyant enseigner, écrire, parler, il m’arrive de me dire « tiens, c’est à elles que j’aimerais ressembler quand je serai grande… »

Dans l’attente, il me faut continuer d’être utile, plus fréquentable. La maternité m’aide dans la finition. Quant aux poussières de névroses et aux traits peu glorieux qui restent à polir, j’y travaille. À une autre époque, on disait qu’à partir de 40 ans, l’âge canonique, les femmes seules pouvaient s’installer au presbytère pour aider le curé dans ses tâches domestiques (!!!), qu’elles ne risquaient plus de susciter chez lui des pensées impures ou des gestes déplacés… À 40 ans. M’entendez-vous hurler ?

Je n’ai jamais été de celles qui prétendent sauter de joie en franchissant ce cap, mais l’idée d’accepter plus mes failles, d’en apprivoiser quelques-unes même et de « faire avec » les autres, peut-être même les utiliser dans l’écriture et dans la vie rend ce passage obligé plus confortable. Pas moins angoissant. Moins souffrant. J’espère être encore loin de cet âge dont parlait Françoise Giroud dans Arthur ou le bonheur de vivre : « Avant de s’éteindre, il faut vieillir, c’est là une série de petites morts qu’il faut subir. Perdre ses moyens, c’est mourir un peu, et c’est révoltant. Voir un visage se faner, un corps se déformer, des mains se couvrir de taches, c’est mourir un peu, et c’est dégoûtant. Renoncer enfin à sa capacité de séduction, devenir transparente aux yeux des hommes, c’est mourir à toute une part de soi-même, et c’est dur à vivre. »

Il me semble que c’est en prenant de l’âge qu’on devrait être vus et entendus. Et si « une fois atteint l’autre côté du miroir, c’était un âge plus heureux à vivre que celui des possibles, au moins parce que l’espace des choix s’est réduit et qu’il ne reste qu’à profiter de la vie ? », réfléchit brillamment au sujet de la quarantaine l’auteure Marianne Rubinstein dans Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel.

Ce serait mentir de vous dire qu’avoir 40 ans me réjouit quant aux changements physiques que ça implique, que je suis dans l’épanouissement, sûre de moi, fière et grandie, que je me fous de ce qui a changé. Oui, ça pourrait être pire, je sais que je suis une privilégiée en santé. Il n’en demeure pas moins que je me sais prisonnière de cette satanée burqa de chair (dixit l’amie Nelly Arcan). Même féministe. Même instruite. Même aimée. Suis-je superficielle ? Peut-être. Par les temps qui courent, le corps peut devenir linceul de tristesse pour de sensibles guerrières. À l’exposer, l’afficher, le photographier plus que jamais, on le compare et le malmène. Ce qu’on y voit en vieillissant n’est pas tendre dans l’œil de celles qui ont toujours cherché à plaire en échange d’amour et d’attention. J’en suis et je m’en confesse.

Est-ce que j’en viendrais à abdiquer si j’étais née avant? Mes grands-mères avaient d’autres batailles à mener. Mortes toutes deux au cours des cinq dernières années, elles m’enviaient de pouvoir conduire, aller à l’université, embrasser une carrière que j’aime, prendre part à des discussions, émettre des opinions, publier, gagner de l’argent, assez pour nourrir mes petits, des enfants que j’ai choisis d’avoir… À 40 ans, sur les photos que je vois d’elles à la fin des années soixante, elles ont déjà l’air d’avoir eu mille vies ; engoncées dans leur petite robe piquante en fortrel pastel, le sourire jamais trop affirmé, comme si elles n’étaient pas certaines de pouvoir s’enthousiasmer. Je lisais quelque part dans le journal de Cécile Fée, journaliste française du 19e siècle, que les malheurs nous vieillissent plus que les années. C’est fou ce qu’elles ont dû endurer. « C’était d’même, ma noire, on se posait pas de questions, tsé. » Je l’entends, la mère de ma mère. Encaisser, prier, bûcher, donner, travailler soirs et fins de semaine dans une boutique de vaisselles pour arriver à la fin du mois. Recommencer.

Denise et Lucie ne sont plus là pour me raconter ce qu’elles avaient fait pour souligner leur propre arrivée dans la quarantaine. Elles ne me reconnaîtraient pas si elles savaient que je ne veux pas de célébration à mille personnes, ni à cent, ni à douze. Je l’ai fait à mes 30 ans, je m’en remets à peine… Personne, donc, ne recevra d’invitation. Ça va faire un an et demi que je fais des nuits décousus avec un bébé au sommeil fragile. Je revendique le droit de célébrer sur mon divan avec un plat de pâtes et des séries policières. Avant, j’avais le sens de la fête… Trop. J’ai donné pour mille vies. Si le presbytère m’offre le gîte pour que je puisse dormir plusieurs nuits d’affilées sans jamais me faire réveiller, j’accepte d’aller voir le curé, qui, de toutes façons, n’abusera pas, puisque j’aurai l’âge canonique. Zzzzzzzzzzzz.

Pour le party, on se reprendra à l’orée de mes 50 ans. Peut-être. Le petit dernier fera ses nuits. J’espère. À bientôt.

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Claudia Larochelle est animatrice, auteure et journaliste indépendante spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant quatre saisons l’émission LIRE sur ICI ARTV et elle a repris le flambeau en animant le webmagazine LIRE, dont le club de lecture en ligne compte plusieurs milliers d’abonnés. Elle est chroniqueuse sur Avenues.ca, à L’Actualité, à ICI Radio-Canada radio et télé, les vendredis en direct avec Patrice Roy au TJ 18h, ainsi que les dimanches à RDI matin.

Pour la suivre sur Facebook et Twitter :@clolarochelle

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